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Pour elle

L'an deux mille quatorze, le mercredi dix-huit juin.

Nous, maman, Lucas, Nathan et moi, aimante famille du Commandant de police de Limoges, déclarons par la présente souffrir de carence paternelle chronique.

Jean MARTIN, 21 ans de fidélité, 3 enfants, est reconnu coupable de blessures par négligence.

Déclaré attentionné, drôle et protecteur, ces qualités ne sont pas jugées atténuantes.

Agissant conformément aux instructions de sa brigade, et poursuivant avec acharnement une carrière envahissante, il reconnait, à tord, délaisser sa famille.

Je me nomme Lisa MARTIN, victime d'abandon involontaire, je vous présente aujourd'hui ma déposition.

***

Question. Que faisais-je si tard ce soir-là? Pourquoi traîner seule dans ces impasses mal éclairées empestant le gâchis des vies ignorées ?

La réponse est simple : tous les moyens sont bons pour défier l'autorité et surtout, attirer l'attention.

Mes diverses frasques d'adolescente, j'en tairai ici les détails, ont conduit ma mère vers une profonde dépression. J’en partage la responsabilité avec mon père, plus coupable que suspect. Comment imaginer qu’en plus de partager son mari elle assumait les conséquences de ses absences ?

Trop lourd à supporter, elle aussi a fuit, se réfugiant dans la douceur fictive de cachets anesthésiques.

 

Au sein de cette famille fantôme, mon gilet par balle s'appelait MP3. De ma chambre, chaque nuit, je couvrais de musique les sanglots de ma mère déjà étouffés par les plumes humides de son oreiller.

Le déchirement procuré en moi les premiers temps avait laissé place à une rage destructrice. Je ne subirai pas. Si je dois souffrir, autant choisir le fouet.

 

Cynique? Il faut le dire, la pertinence d'esprit héritée de mon père, a fatalement évolué en un trait de caractère corrosif, parfois hideux.

Je ne crois plus à la vie. Voilà pourquoi, à 17 ans, j’affrontais l’obscurité pesante des rues désertes, à la recherche d’une figure paternelle.

Qui sait? Mon père, en service, passée la stupeur de croiser mon chemin dans ce lieu sordide, me raccompagnerait peut-être chez nous?

Fixant mes bottines noires usées, je fantasmais de cet instant père-fille volé. Assise à l'arrière de sa voiture de fonction, j’écouterais sa voix grave de culpabilité me sermonner sans conviction. Je dissimulerais avec peine un sourire satisfait sous sa veste d'uniforme délicatement jetée sur mes épaules frissonnantes.

Ce rituel nocturne vainement répété avait transformé mes rêves en d'étranges scénarios funèbres.

 

A 1000 lieux de soupçonner les pensées qui rongeaient mon esprit, tous les matins, mon père disparaissait après avoir déposé un tendre baiser sur chacun de nos fronts attristés. Nul autre échange, aucun mouvement de notre part. En une respiration, il avalait café, pilules vitaminées et agrippait son pardessus. Résignés, nous l’observions s’éloigner. Son crayon noir mordillé, vestige de cigarettes amputées, gênait quelques idées « bougonnantes » au creux de ses lèvres. Grand, charismatique, il inspirait confiance. De ses yeux perçants, rehaussés de rides tracées par chaque enquête, il toisait d'un pas lent ce qui l'entourait.

 

Les faits. Il est grand temps d'en venir aux faits.

Des heures que je m’enfonçais dans l’air épais des allées reculées du centre ville. La tête basculée vers le ciel, j’observais la lune. Pleine, sa lueur intense éclairait mes pas zigzagants, projetant à mes pieds, une inquiétante ombre difforme. Je ne vis pas immédiatement ce couple à l'allure précipitée et mal assurée. Leur foulée trahissait une excitation malsaine. Le temps de m’en apercevoir, il était trop tard pour courir. L’homme m’immobilisa. L’air grave, tous deux me rouèrent de coups. Le souvenir de l’intensité de leur rage dépasse de loin celui de la douleur qui irradiait mon corps fébrile.

Je perdis très vite connaissance et ne peux vous les décrire que sommairement. Une jeune femme blonde, trop maigre, portant de vielles fringues, les cheveux mal entretenus et des cernes trompant son âge. L'homme, torturé, certainement son mari, dépeignait la même pauvreté.

 

Les sirènes hurlèrent. Baignant dans une marre de sang, les habits déchirés, le visage défiguré, mon corps, inerte, ne fut ni découvert ni secouru par Jean MARTIN.

Ce spectacle insoutenable, pu lui être épargné par François, vieil ami de la famille.

C'est à l'hôpital, effondré, que mon père m'examina, puis m'identifia dans un long râle de douleur.

 

Il fut très vite rejoint par ma mère. Elle poursuivait, le long des couloirs de l'hôpital, des pleurs débutés bien des heures avant le drame.

Son regard humide de reproches, servit de miroir aux sentiments enfouis de mon père. Toute une vie consacrée à traquer des intrus, à vider l'essence de notre famille. Tout ça pour quoi ? Pour que, le soir où l'horreur frappe à notre porte, le soir où le loup vient à notre rencontre, le grand inspecteur se détourne et le laisse tout emporter ?

Ma mère n’avait plus la force de supporter sa présence. Ses absences inutiles, laissaient place à une rancœur indicible.

Banni, prisonnier de lui-même, il ne lui restait que la poursuite de pistes infructueuses.

« Voie de fait orchestrée par des crapules à la recherche de stupéfiants. »

Au mauvais endroit au mauvais moment la Lisa.

Affaire classée.

***


Que sommes-nous devenus?

Ma mère s’est remariée, incapable d'affronter le reste de sa vie sans un tuteur. François, avait rompu sa solitude cette nuit-là.

 

En ce qui me concerne, je suis impuissante. Bloquée par cette agression qui m'a ôtée toute capacité à communiquer, il ne me reste plus qu'à observer ma famille se détruire. Je tombe dans l’oubli. Ils préfèrent se raccrocher à une vision moins douloureuse de moi. Ma chambre est de moins en moins visitée, mon prénom rarement prononcé. Je me meurs, excepté dans l’esprit de mon père.

 

Hanté, son aura, recroquevillée en ombre mortuaire, aspire sa vie, l'efface discrètement du paysage des vivants. Il ne s’est fixé qu'un seul but, ne pas échouer.

Il n’a renoncé qu’une fois dans sa carrière. Des nuits d’insomnies, sans parvenir à débusquer l’animal sauvage architecte de la tombe du petit Sam. Cette fois, il est prêt, il donnera cette vie qu'il a déjà perdue.

 

Errant pour la millième fois, rue Monte À Regret, il perçoit une présence. L'expérience lui souffle de ne pas se retourner, de ne pas modifier son allure, juste tendre l'oreille. Une bouteille roule dans les égouts, poussée par le vent. Il soupire et reprend ses cent pas. Cette fois, il se fige, écoute, attentif, il crois y déceler une lamentation.

Dans l'air moite et chaud, il sent flotter une atmosphère spectrale. Quelqu'un cherche à l'aider. La fatigue nerveuse pèse sur son imagination, il pourrait en tirer des idées neuves. La lune bienveillante éclaire l'obscurité qui le noie depuis ce fameux soir. Il a besoin de se raccrocher à de nouvelles forces, les siennes sont épuisées.

Des gouttes de pluie ruissellent le long de sa colonne vertébrale, une idée lumineuse s'insinue dans son corps.

Il a bâclé son enquête.

Après tout le soin apporté à celle-ci il l'a bâclée.

Aveuglé par l'amour de sa fille, il n'a procédé à aucune recherche du côté de la victime.

 

Mon père se précipite dans ma chambre, talonné par ma mère hystérique.

Il fouille mon bureau, passe au crible mes placards et retourne la pièce. Il me redécouvre, ou plutôt, découvre la jeune fille que j'étais avant l'accident. Son cœur se serre à la lecture de mon journal, il ne me connaissait pas. Un détail l'interpelle. J'ai fait du baby-sitting, il n'en n'avait jamais rien su.

"Le nom des familles ?" demande-t-il brutalement à ma mère.

"Des familles ?

_ Oui, comment s'appelaient les parents chez qui elle travaillait ?

_ Je ne m'en souviens pas, et puis il n'y a eu qu'une famille, d'ailleurs."

Ma mère, terrifiée, ne pouvait plus raisonner, elle comprenait seulement que c'était grave. Ce sentiment gonflait en elle. L'intuition que, si elle trouvait le nom, sa vie basculerait à nouveau.

Elle suivait des yeux mon père, muette cette fois. Il s'attaquait à présent au salon, épluchant la paperasse.

"Fisher.

_ Quoi ?

_ Ils s'appelaient Fisher."

Finit par murmurer ma mère.

Elle ne savait rien d'eux, ni pourquoi j'avais, du jour au lendemain, arrêté de travailler pour eux. Elle ne me posait pas de questions à l’époque, préférant éviter toute confrontation.

Elle ne discutait pas plus avec mon père. Ignorant l’envie insoupçonnée qu’il avait de se débarrasser du fardeau de la mort de Sam Fisher.

Grâce à leurs silences, personne ne pouvait faire le rapprochement. Les Fisher me connaissaient sous le nom de Marion Fournier. Modestes, ils me payaient en liquide. Aucune trace pour remonter au suspect principal, la baby-sitter.

 

Mon père ne voulait pas y croire, c'était surréaliste. Comment aurait-il pu passer à côté de tout ça ? Lui ?

Ça n'avait aucun sens, pourtant, il devait en avoir le cœur net.

 

Il se présente au beau milieu de la nuit chez le couple. Trouve l'homme et la femme toujours aussi éprouvés, maigres, cernés, éteints. Leurs visages, lui coupe le souffle. La description parfaite de mes agresseurs.

Sans un mot, il leur tend, hésitant, une photo de sa Lisa. Des larmes coulent, ils se reculent et laissent entrer mon père. L'homme disparaît quelques secondes. A son retour, il confie à mon père une lettre écrite de ma main. La feuille d’écolière est accompagnée du cliché d'un enfant de 3 ans tuméfié à mort. Le petit Sam. D’une calligraphie légère, les ronds suspendus aux « i » tranchant avec l'horreur de mes aveux, je les invite à venger la perte de ce petit innocent, rue Monte À Regret, près de la Place d’Aine.

Je savais ce qui obsédait mon père. Je devais incarner l'objet de ses désirs.

Ma solution : devenir victime et bourreau.

Une vraie réussite. Après mon enterrement, ayant succombé à de multiples hémorragies internes, il a refusé de me laisser partir. Renonçant jusqu’à sa carrière pour me poursuivre dans ce salon à jamais endeuillé.

Ses deux dernières enquêtes sont enfin enterrées.

 

Je suis morte pour lui.

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