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Rupture conventionnelle

Je suis trop conventionnelle. J'organise, j'analyse, j'anticipe.

Même ma rupture.

L'occasion de changer, de devenir une autre? Qui sait ?

Tout a basculé le jour où elle a poussé la porte de chez moi. Belle, grande, jeune, élégante. D'un coup de baguette me voilà transformée en petite souris disgracieuse. Je me cache derrière un carton, je l'épie.
Paradoxalement, elle est intimidée, elle tente de le dissimuler, ce qui la rend plus intrigante encore.
Sa silhouette attire mon regard, impossible de m'en détourner. Fixée sur son objectif, elle traverse le couloir à sa rencontre.
C'est indécent, il le sait, il évite mon regard et l'invite à le suivre. Secouée, je finis de ranger mes affaires d'une main hâtive et tremblante. Cette fois, c'est la fin.

Témoin illégitime de l'attente fébrile de cette jeune femme pleine d'espoir, rêvant de prendre la place encore chaude que j'abandonne, j'accuse le coup, me recroqueville au creux de ces murailles de souvenirs empaquetés.
Nous n'avons rien en commun et pourtant elle me renvoie à mes propres angoisses.
Demain, je serai comme elle... je devrai me recaser.

Est-ce une idée folle ? Vais-je le regretter ? La décision fraîche de quelques jours, apporte déjà son lot de doutes et de craintes. Je n'ai même pas pu goûter à l'euphorie du changement, l'adrénaline de la prise de risque, le calme avant la tempête, l'insouciance qui précède les drames. Non, rien de tout cela, juste le doute...

Au fond, qui suis-je ?
Éva, trente-sept ans, serial killeuse des relations longues.
J'enterre réussites, difficultés, ambitions communes en un claquement de doigt. Nous naviguions vers le même cap. Au fil des vagues, mémos et post-its remplacèrent les échanges excitants du début.

Les attentes diffèrent, ce qui nous comblait au départ devient à peine suffisant aujourd'hui. On regarde ailleurs. D'abord, le charme de la différence nous fait sourire, jusqu'au jour où nos oreilles, jusqu'alors sourdes à leur chant, comprennent leur dialecte. Le ver est dans la pomme. On s'accroche, se raisonne, détourne les yeux de cette herbe trop verte pour être vraie et qui, pourtant, nous attire et nous hante.
Les quotidiens se dégradent, les rancœurs se gonflent, le dialogue se rompt, les erreurs portent leur conséquences.

Le bateau chavire.
Alors, d'un commun accord, sans larme, nous avons convenu de ne plus nous revoir. Il conclut par le fatal « Prends soin de toi ».



La page blanche.

Ne jamais faire du neuf avec du vieux. J'aime ces phrases simples et rassurantes. Ma mère n'est plus de ce monde, mais elle a chargé ma sacoche sentimentale de banalités encadrantes.
Je ne laisse aucune trace de ce passé, il fait partie intégrante de ma construction, toutefois je le renie. Décret du jour : « Ce que je suis aujourd'hui je ne le dois qu'à moi. »
Les premières nuits sont agitées, les réveils gorgés de nouvelles résolutions. Il faut bien avouer que ce n'est pas le temps qui me manque pour m'y tenir !
Je remplace les téléfilms sentimentaux par la salle de sport, les cigarettes par des fruits et légumes et les grasses mat par des heures de ménage.
Je me sens bien.
Une illusion bien orchestrée. Aidée par mon nouvel entourage, garde du corps omniprésent, je fuis habilement la réalité.


Le boomerang.

Un matin, je les ai vus. Debout devant moi, au pied du lit, ces fantômes de mon ancienne vie avec leur regard plein de condescendance. Je dois ouvrir les yeux, je ne suis plus comme eux.
Je ne supporte plus leurs visages coupables d'être casés, rendant tabous le plus anodins des sujets, se raccrochant à la pluie et le beau temps. Ils fuient les vraies discussions, alors que moi, j'en ai besoin ! Le fossé se creuse.


La prise de conscience.

Les vibrations de l'ombre de choc si subtilement évitées viennent de me percuter. Mon esprit réalise la situation. Toutes les émotions savamment repoussées et ignorées n'ont pas résisté. Toutes ces diversions inventées, n'ont pas empêché la tristesse de s'insinuer en moi. Elle me tire vers le bas, m'appuie sur les épaules, me déchire les entrailles. Les souvenirs me reviennent, l'ambition des anciens projets me harcèle. Cette identité construite à ces côtés et dont j'étais si fière, ensevelie. Son deuil déchirant. Autour de moi, le vide, l'obscurité totale, cette peur de l'inconnu me paralyse. Cette spirale de douleur aspire mon énergie, je perds le goût de la communication, je ne veux plus me projeter, je veux dormir.

Les matins, je regarde paresseusement la TV sans complexe, « out » les résolutions éphémères. Les volets restent fermer alors que le jour est levé. Me rappelant ces dimanches d'enfance où nous avions l'autorisation exceptionnelle de nous régaler de dessins animés jusqu'à midi alors que la maison restait endormie.

Mon entourage s'inquiète. Mon comportement dérange leurs certitudes.
Les obligeant à m'arranger des RDV avec des personnes si différentes de moi. Ils n'ont jamais vraiment compris qui j'étais quand on y pense. Triste constat. Après ces rencontres la solitude gonfle au sein de mon estomac.


Seule et incomprise.

Ma meilleure amie prend la relève. Elle me tire de sous la couette, me pousse sous la douche, me force à revêtir ce costume de working girl assurée, cultivée, désirable, débordante de vie et de qualités attrayantes. J'ai six ans, c'est la rentrée des classes.
« Ils sont tous là-bas, pas de doute que tu trouveras ton bonheur rapidement, tu as tout pour plaire ma belle. Reprends confiance s'il-te-plait. »
La voilà qui me supplie, mon état est-il si insoutenable à côtoyer ?
Nous voilà en route vers ce lieu incontournable qu'on surnomme le Pôle.
Voilà que s’enchaînent alors les rencontres éclair. Les propositions fleurissent, à mille lieux des critères que je me suis toujours fixée. Soit ! Tout est bon à prendre. Un seul maître mot, se changer les idées, être active, replonger dans le bain.

Ce comportement à un prix. Chaque nuit je m'endors salie. Chaque rendez-vous me travestit un peu plus pour ressembler aux attentes du dernier convoité.

Ma métamorphose s'enclenche.

J'ai développé une nouvelle maladie. La phobie du téléphone. Je le surveille chaque seconde, guettant fébrilement un message, un appel. J'aime cet objet autant qu'il me torture.
Chaque matin, c'est la même angoisse. Ai-je reçu un contact ? Ma main découvre tremblante mon écran d'accueil cruellement vide. Rien.
Qu'ai-je raté, qu'ai-je oublié de dire, quelle impression ai-je donnée ?
Je sais ce que je vaux, et pourtant je reste seule. Ce paradoxe m'accable.

Ai-je pris la bonne décision ? Voilà que le flot des bons souvenirs refait surface et m'engloutit sous sa vague de regrets inutiles et infondés. La nostalgie de ce qui est à jamais perdu chante à mes oreilles. La chute vertigineuse me paraît encore plus brutale qu'au début. Le sol s'écrase encore d'un niveau. Je me dégoûte, je perds confiance, je me referme sur un être que je ne connais pas. J'ai honte, je ne veux pas qu'on puisse déceler cet échec, je m'isole. Comme une maladie honteuse, dont je dissimule chaque jour les symptômes. Cacher les cernes par le maquillage, les kilos perdus par des vêtements amples, la tristesse par une euphorie exagérée.

J'ai perdu valeurs et repères. Ma vie n'est qu'une benne à ordure géante, regorgeant de vieilles connaissances, de courtes résolutions et de de rêves déchus. Ma personnalité, à force de changer de couleur, est bloquée sur le gris. Ces échecs à répétition ont vidé mon capital confiance, et le brouillard s'épaissit autour de moi. Pire, j'entrevois d'épais nuages noirs s'amonceler au loin.

Je suis seule, cette fois, mon irascibilité les a tous faits fuir. Je cherchais le renouveau, je trouve l'échec.
Je vous présente mon nouveau tuteur, il s'appelle anxiolytique.
Je décide dans un ultime élan de me tourner vers les spécialistes. Ils analysent ma personnalité, mes goûts, mes ambitions, mes atouts...
Se connaître soi avant de se donner aux autres.
La confiance renaît, je guette, j'espère, j'affiche mes motivations.
Ce bilan me permet de mieux sélectionner mes profils. Je surfe, fait mon shopping, rempli mon panier, enchaîne les essais, l'enthousiasme revient !
Mon téléphone se remet à sonner, les échanges polis reprennent.
Je me surprends à accepter des relations courtes, bondissant de l'une à l'autre sans engagement, dans une douce insouciance.
C'est amusant, ça change les idées, gonfle l'ego. Un mirage qui ne dure que quelques mois.

Retour à la case départ, épuisée.
Je n'ai aucun résultat, mon inconscient ne le veut pas.
Je ne cesse de revenir au creux de la vague du grand huit.
Ma déception est aussi grande que l'espoir que j'y mettais. Je m'enfonce un peu plus sous ces échecs à répétition.
Je sombre progressivement, lentement, vers cette incontournable désocialisation. Exclue. J'ai échoué. La société me rejette.

Écoutez le silence.
Désespérée, il ne me reste plus qu'à lui envoyer une lettre, mettre tout mon talent pour lui compter mes malheurs.
L'attente affaiblissante s'achève enfin. Il est là, face à moi, lisant mes lignes. Une certaine considération semble naître petit à petit.
Il est ma dernière chance.
Dans mon nouveau monde, cette chance se nomme... Éditeur.
Lui seul a le pouvoir de transformer cet interminable chômage d'ex-cadre en l'aventure d'une vie.
Il me sourit. Je suis casée.

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